A vélo vers la Ferme collective de Trévero, dans le Morbihan
Fin Juin 2023. Je passe 4 jours à la ferme collective de Trévero, dans le Morbihan. Mon passage pourtant rapide à la ferme de Trévero s’apparente à une tempête latente contre toute attente, qui retourne le cerveau en toute sympathie. Drôle de mélange, pas vrai ?
J’avais repéré au cours de mes défrichages la ferme de Trévero, située à Sérent (56). Pourtant, je ne les avais pas contacté. J’avais privilégié une autre ferme collective située non-loin, celle des Folaisons, qui n’avait finalement pas pu m’accueillir à cette période. L’histoire a voulu que j’atterrisse à Trévero ! Lors de mon séjour à Bara’Laezh – La Ferme de Kerdudal (29), je rencontre Anna, en stage CIAP (Coopérative d’Installation en Agriculture Paysanne) dans cette ferme. Anna est en réflexion pour s’installer en tant que paysanne boulangère à Trévero, c’est une amie de l’équipe. Heureux hasard ! Elle m’invite à passer la voir quelques jours là -bas, et découvrir la ferme. J’y débarque donc à vélo le 28 Juin, accompagnée d’un ami, Lorin. Lui aussi est en réflexion pour s’installer en collectif paysan, dans le Sud de la France.
La Ferme de Trévero : créer un modèle militant pour la transition du monde agricole
La ferme de Trévero fait travailler actuellement 7 personnes, sur 90ha. Régis et Benjamin, les deux associés fondateurs, se sont lancés en 2019 avec un pari un peu fou. Ils veulent produire des cultures pour nourrir les humains (plutôt que les animaux). Et mettre à contribution l’élevage pour valoriser les produits résiduels non-consommables par les humains. Tourteaux et son issus de la transformation des céréales et légumineuses, déchets de tri des cultures associées et patates déclassées… Mais surtout : l’herbe des pâtures, indispensable à la rotation des cultures et présente sur les parcelles non-cultivables.Â
Une approche agrologique hors norme, pour ces deux passionnés d’agriculture. Ils se ainsi lancent dans la production et transformation de sarrasin, lentilles, blés et petit épeautre, millet, seigle, cameline, chanvre… Leurs produits sont vendus décortiqués ou transformés (farine, huile). Côté élevage, du plein air uniquement. Des poules pondeuses en poulaillers mobiles, une dizaine de truies et descendance de race Duroc, ainsi qu’une trentaine de bovins Limousins pour la viande. Des choix engagés et engageants, avec la volonté de créer un modèle qui soit force de proposition pour une transition agricole nécessaire.
Redonner du sens à l’élevage avec la Ferme de Trévero
Dans ce projet, l’élevage retrouve un sens tout particulier, loin des critiques qui lui sont adressées ; entre-autres sur la non-optimisation des ressources nécessaires pour produire telle ou telle quantité de viande, de lait, d’Å“ufs… Ainsi que sur des conditions d’élevage intenables. Avec leurs animaux en plein air, l’élevage est pleinement partie prenante de l’écosystème agricole, comme dans tout écosystème naturel. Fertilisation des sols, valorisation des sous-produits, production de nourriture supplémentaire (viande et Å“ufs)… Mais aussi rentabilité économique supplémentaire permettant de salarier du monde. Et cela sans occuper (voire épuiser) des terres arables par des cultures céréalières destinées aux animaux.
En effet, dans leur postulat de départ, Régis et Benjamin partent du principe que les terres cultivables sont suffisamment rares pour que l’on réfléchisse à leur optimisation. Prévoir un usage prioritairement à destination de l’alimentation humaine plutôt qu’animale. Car les animaux peuvent manger autre chose, à commencer par de l’herbe ! Leur modèle contribue ainsi à une souveraineté alimentaire à échelle locale.
Faire à plusieurs et vendre en direct à la Ferme de Trévero
Dans cette continuité, à Trévero le choix de la vente directe s’est imposé dès le lancement de leurs activités. Coût de production élevé, baisse de stabilité et de garanties suffisantes de la part des filières Bio… A leurs yeux, la vente directe était la seule solution envisageable pour vivre convenablement de leur production. Surtout dans une optique de salarier rapidement un grand nombre de personnes. Faire à plusieurs n’était “même pas un sujet, c’était une évidence”. Comme cela s’est toujours fait en agriculture, soit dit en passant. Le projet initial avait été réfléchi pendant 4 ans à 5-7 personnes, pour finalement se lancer à deux dans un premier temps, pour des raisons géographiques et temporelles. Tiens, tiens… un air de déjà -vu avec l’histoire de Bara’Laezh… Pari réussi sur la capacité d’embauche de la ferme (au statut d’EARL), qui salarie aujourd’hui 5 personnes en plus des 2 associés.
Revers de la médaille : compter environ 35h/semaine de commercialisation en plus des +-35h/semaine de production. Par associé, de bonnes semaines à 70h chacun, pour parvenir à en vivre convenablement. Le constat questionne, politiquement, sociétalement, éthiquement parlant. Quels modèles agricoles notre société actuelle soutient-elle ? Sur quels modèles base-t-elle sa souveraineté alimentaire ?
Le choix de la vente directe : jusqu’en-boutisme et schizophrénie sociétale
D’un côté, des fous comme eux qui (d’après leurs propres mots) bossent comme des tarés pour produire une alimentation d’excellente qualité ; mais inaccessible au plus grand nombre. De l’autre, d’autres, non moins fous, qui se lancent dans des projets surdimensionnés aux conséquences désastreuses à tous niveaux. Perte d’autonomie et de résilience des agriculteurs.ices, investissements démesurés qui créent l’engrenage de la course au toujours plus, sur-industrialisation de l’agriculture, crise environnementale, conséquences sur la santé par la piètre qualité des aliments, par l’usage des pesticides etc…
Benjamin me fait part de son inquiétude : “Le monde rural regarde ces deux mondes entrain de se polariser de façon circonspecte, car aucune de ces propositions n’est en réalité si viable que cela. Lorsque l’on voit l’énergie que cela demande et le sacerdoce que cela représente. “
Et Benjamin de poursuivre : “Aujourd’hui, l’équation de la production alimentaire n’est pas soluble. On y arrive parce qu’on triche, tout le temps avec quelque chose : soit on triche avec les animaux, soit on triche avec l’environnement, soit on triche avec le prix de nos produits, soit avec l’énergie qu’on donne… “.
Dans le milieu agricole, on triche aussi bien souvent avec des forces vives invisibilisées (famille, amis, stagiaires, wwoofers…), parfois avec du salariat payé au black ou au lance-pierre. On triche avec les aides de la PAC (Politique Agricole Commune), avec la fiscalité… Le monde agricole est soumis à des injonctions contradictoires : produire à bas prix, en respectant les animaux, les normes sanitaires, environnementales…
“En fait, personne n’y arrive. La société a voulu tout sans faire de choix.”
De la nuance sur l’existence de modèles intermédiaires
Mais alors, quelles pistes possibles pour sortir de ce qui ressemble fortement à une impasse, voire un mur sur lequel nous fonçons tête baissée ? Tout d’abord, peut-être de la nuance sur l’existence de modèles intermédiaires. Des fermes en Mayenne comme celles de Thibaut Audoin, ou encore de Vincent Guillet (tiens, ce nom me dit quelque chose…). Deux exemples parmi d’autres qui, à l’instar de leurs collègues sur des modèles proches, cherchent eux aussi leur propre équilibre entre temps de travail, rentabilité économique et besoin d’engagement militant. Y compris à l’extérieur de leur propre ferme.
Le choix de la vente en circuit long sur petit système herbager autonome
Chez Thibaut comme chez Vincent, une ferme d’une soixantaine d’hectares avec une trentaine de vaches laitières (la surface moyenne des fermes laitières en France est de 106ha en 2020 – source : Agreste). En système herbager (quasi pour Vincent), autonome en fourrages. Thibaut travaille en monotraite, c’est à dire qu’il trait une fois par jour. Vincent fait de même les dimanches uniquement, et deux fois par jour le restant de la semaine.
Ils ont fait le choix de vendre leur lait en circuit long en bio, sans transformation. Thibaut auprès d’une coopérative laitière Mayennaise, dont il a intégré le Conseil d’Administration. Vincent auprès du géant laitier Lactalis. Y compris dans le choix du circuit long, des mondes cohabitent avec une multiplicité de choix possibles. Chacun avec leurs compromis, leurs concessions, parfois sur la rémunération, parfois sur une forme d’éthique…
Le choix du circuit long leur permet de conserver un temps de travail proche du 35-40h/semaine en monotraite pour Thibaut, et 45-50h/semaine pour Vincent. Le circuit long décharge le producteur d’un travail additionnel de commerçant. Côté rémunération, s’il semble offrir une plus grande stabilité que la vente directe, là encore des différences notables cohabitent selon les acheteurs.
Petites coopératives et géants laitiers : comment ménager la chèvre et le choux ?
En effet, les petites coopératives laitières étant plus fragiles face aux aléas de consommation du Bio, elles peinent parfois à rémunérer confortablement leurs producteurs. Certain.e.s ont été contraints de prendre un second travail pour pallier à la baisse du prix du lait. D’autres facteurs peuvent entrer en jeu : structurels, communication, choix des gammes de produits… Elles font avec les moyens du bord.
En comparaison, les géants laitiers disposent d’un tel monopole mondial qu’ils sont en capacité d’amortir les baisses de consommation pour maintenir une stabilité et un prix de vente intéressant à leurs producteurs, notamment en bio. Cela n’a pas été obtenu sans de longs combats syndicaux, et rien n’est acquis de manière permanente. Les éleveurs.euses qui font ce choix demeurent vulnérables et dépendants du bon vouloir des politiques menées par ces grandes firmes : la loi du marché.
Garder du temps pour militer à l’extérieur de sa ferme, et du temps pour soi
Vincent a pu embaucher un salarié à temps partiel. Bien que travaillant seuls ou à deux sur la ferme, Thibaut et Vincent partent en week-end, en vacances, notamment grâce au service de remplacement auquel ils peuvent faire appel. Le choix de la vente en circuit long leur offre du temps, pour militer auprès des différents organismes qui sont forces de proposition pour la transition des modèles agricoles (Confédération Paysanne, FADEAR, CIAP, CIVAM, Coopératives et CUMA du coin, politiques locales…). Et bien-sûr de garder du temps libre pour les loisirs et les proches !
Prendre le temps…
Le luxe d’avoir du temps… S’il y a une chose dont je me suis bien rendue compte durant ce périple, c’est à quel point avoir du temps est précieux. M’accorder 5 mois de voyage d’inspiration. Choisir ce mode de déplacement lent et doux qu’est le vélo, propice au déroulement de la réflexion. Rencontrer des paysan.nes passionné.es et engagé.es à tant d’égards… Réaliser que beaucoup courent après le temps. Que cette course contre-la-montre est souvent induite par le choix de transformer et vendre directement leurs produits. Même si certain.es supermen.women parviennent à déployer une énergie complètement dingo. Et luttent joyeusement sur tous les fronts !
Que la vente directe n’est pas le seul critère au manque de temps. Car bien-sûr cette course contre-la-montre est le reflet du rythme effréné de notre société. De nos quotidiens où tout va trop vite. Prendre le temps, disait poétiquement Capitaine Rémi…
Pour ma part, je réalise que l’engagement syndical et associatif (agricole ou autre), mais aussi l’entraide agricole, sont des manières de militer qui me sont toutes aussi importantes que l’engagement par le choix de la vente directe. Chacun de ces actes est fondamental et complémentaire pour l’évolution de nos sociétés. Et qu’entre ces exemples cités plus haut, une myriade de possibles réside. Vente directe très ponctuelle, regroupement en magasins de producteurs, entremêler agri’ et socio-culturel… Bref, à chacun.e de trouver la formule qui répond à ses besoins… et parfois de la faire évoluer !
Faire infuser les réflexions en pédalant de la ferme de Trévero à l’Écoasis de Guérande
Ces 4 jours à la Ferme de Trévero me retournent le cerveau (iels font souvent cet effet). Je reprends mon vélo en direction de L’Écoasis de Guérande (44). Dans le prochain article qui relate mon séjour dans ce jardin d’Éden permacole, on y abordera une autre piste de réflexion pour retrouver le “sens paysan”. Une autre piste pour offrir des conditions de travail plus viables et enviables aux paysan.ne.s. Pour tenter de sortir de cette polarisation entre des mondes agricoles qui s’observent de manière circonspecte. Qui perdent en transmissibilité pour les générations futures. Il sera question de la Sécurité Sociale de l’Alimentation, un projet de société sur lequel travaillent plusieurs collectifs et organisations, notamment la Confédération Paysanne. Affaire à suivre !
Vous pourrez suivre toutes ces aventures :
- Sur ce Carnet de Voyage qui sera alimenté au fil de l’eau https://univoyage.co/blog/nomade/maelle-guillet/
- Sur la page Facebook du projet https://www.facebook.com/profile.php?id=10009032909369
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